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The Principal Navigations, Voyages, Traffiques, - and Discoveries of The English Nation, Volume 10 - Asia, Part III
by Richard Hakluyt
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Il alla ensuite saluer le fils aine du roi, et lui presenter ses presens et ses lettres. Ce prince etoit, comme son pere, entoure de trois personnes assises. Mais quand l'ambassadeur lui fit la reverence, il se leva, se rassit, le fit asseoir a son tour au-dessus des trois personnages. Pour nous autres qui l'accompagnions, on nous placa bien en arriere. Moi j'avois appercu a l'ecart un banc, sur lequel j'allai me mettre sans facon; mais on vint m'en tirer, et il me fallut plier le jarret et m'accroupir a terre avec les autres. De retour a l'hotel, nous vimes arriver un huissier d'armes du fils, comme nous avions vu du pere. On lui donna aussi de l'argent, et au reste ces gens-la se contentent de peu.

A leur tour, le roi et son fils en'envoyerent a l'ambassadeur pour sa depense; et c'est encore la une coutume. Le premier lui fit passer cinquante aspres, le second trente. L'aspre est la monnoie du pays: il en faut cinquante pour un ducat de Venise.

Je vis le roi traverser la ville en cavalcade. C'etoit un Vendredi jour de fete pour eux, et il alloit faire sa priere. Sa garde etoit composee d'une cinquantaine de cavaliers, la plupart ses esclaves, et d'environ trente archers a pied qui l'entouroient. Il portoit une epee a sa ceinture et un tabolcan a l'arcon de sa selle, selon l'usage du pays. Lui et son fils ont ete baptises a la Grecque, pour oter le flair (la mauvaise odeur), et l'on m'a dit meme que la mere de son fils etoit chretienne. Il en est ainsi de tous les grands, ils se font baptiser afin qu'ils ne puent point.

Ses etats sont considerables; ils commencent a une journee en-de-ca de Tarse; et vont jusqu'au pays d'Amurat-Bey, cet autre karman dont j'ai parle, et que nous appelons le grand-Turc. Dans ce sens, leur largeur est, dit-on, de vingt lieues au plus; mais ils ont seize journees de long, et je le sais, moi qui les ai traversees. Au nord est, ils s'etendent, m'a-t-on dit, jusqu'aux frontieres de Perse.

Le karman possede aussi une cote maritime qu'on nomme les Farsats. Elle se prolonge depuis Tharse jusqu'a Courco, qui est au roi de Cypre, et a un port nomme Zabari. Ce canton produit les meilleurs marins que l'on connaisse; mais ils se sont revoltes contre lui.

Le karman est un beau prince, age de trente-deux ans, et qui a epouse la soeur d'Amurat-Bey. Il est fort obei dans ses etats; cependant j'ai entendu des gens qui disent de lui qu'il est tres-cruel, et qu'il passe peu de jours sans faire couper des nes, des pieds, des mains, ou mourir quelqu'un. Un homme est-il riche, il le condamne a mort pour s'emparer de ses biens; et j'ai oui dire qu'il s'etoit ainsi defait des plus grands de son pays. Huit jours avant mon arrivee il en avoit fait etrangler un par des chiens. Deux jours apres cette execution il avoit fait mourir une de ses femmes, la mere meme de son fils aine, qui, quand je le vis, ne savoit rien encore de ce meurtre.

Les habitans de ce pays sont de mauvaises gens, voleurs, subtils et grands assassins. Ils se tuent les uns les autres, et la justice qu'il en fait ne les arrete point.

Je trouvai dans Cohongue Antoine Passerot, frere de ce Perrin Passerot que j'avois vu a Larande, qui tous deux accuses d'avoir voulu remettre Famagouste sous la puissance du roi de Cypre, en avoient ete bannis, ainsi que je l'ai dit; et ils s'etoient retires dans le pays du karman, l'un a Larande, l'autre a Couhongue. Mais Antoine venoit d'avoir une mauvaise aventure. Quelquefois peche aveugle les gens: on l'avoit trouve avec une femme de la loi Mahometane; et sur l'ordre du roi, il avoit ete oblige, pour echapper a la mort, de renier la foi catholique, quoiqu'il m'ait paru encore bon chretien.

Dans nos conversations, il me conta beaucoup de particularites sur le pays, sur le caractere et le gouvernement du seigneur, et principalement sur la maniere dont il avoit pris et livre Ramedang.

Le karman, me dit-il, avoit un frere qu'il chassa du pays, et qui alla se refugier et chercher asile pres du soudan. Le soudan n'osoit lui declarer la guerre; mais il le fit prevenir que s'il ne lui livroit Ramedang, il enverroit son frere avec des troupes la lui faire. Le karman n'hesita point, et plutot que d'avoir son frere a combattre, il fit envers son beau-frere une grande trahison. Antoine me dit aussi qu'il etoit lache et sans courage, quoique son peuple soit le plus vaillant de la Turquie. Son vrai nom est Imbreymbas; mais on l'appelle karman, a cause qu'il est seigneur de ce pays.

Quoiqu'il soit allie au grand-Turc, puisqu'il a epouse sa soeur, il le hait fort, parce que celui-ci lui a pris une partie du Karman. Cependant il n'ose l'attaquer, vu que l'autre est trop fort; mais je suis persuade que s'il le voyoit entrepris avec succes de notre cote, lui, du sien, ne le laisseroit pas en paix.

En traversant ses etats j'ai cotoye une autre contree qu'on nomme Gaserie. Celle-ci confine, d'une part au Karman, et de l'autre a la Turcomanie, par les hautes montagnes qui sont vers Tharse et vers la Perse. Son seigneur est un vaillant guerrier appele Gadiroly, lequel a sous ces ordres trente mille hommes d'armes Turcomans, et environ cent mille femmes, aussi braves et aussi bonnes pour le combat que les hommes.

Il y a la quatre seigneurs qui se font continuellement la guerre; c'est Gadiroly, Quharaynich, Quaraychust et le fils de Tamerlan, qui, m'a-t-on dit, gouverne la Perse.

Antoine m'apprit qu'en debouchant des montagnes d'Armenie par de-la Eregli, j'avois passe a demi-journee d'une ville celebre ou repose le corps de saint Basile; il m'en parla meme de maniere a me donner envie de la voir. Mais on me representa si bien ce que je perdois d'advantages en me separant de la caravane, et ce que j'allois courir de risques en m'exposant seul, que j'y renoncat.

Pour lui, il m'avoua que son dessein etoit de se rendre avec moi aupres de monseigneur le duc; qu'il ne se sentoit nulle envie d'etre Sarrasin, et que s'il avoit pris quelque engagement a ce sujet, c'etoit uniquement pour eviter la mort. On vouloit le circoncire; il s'y attendoit chaque jour, et le craignoit fort. C'est un fort bel homme, age de trente six ans.

Il me dit encore que les habitans font, dans leurs mosquees, des prieres publiques, comme nous, dans les paroisses, nous en faisons tous les dimanches pour les princes chretiens et pour autres objets dont nous demandons a Dieu l'accomplissement. Or une des choses qu'ils lui demandent, c'est de les preserver de la venue d'un homme tel que Godefroi de Bouillon.

Le chef de la caravane s'appretoit a repartir, et j'allai en consequence prendre conge des ambassadeurs du roi de Cypre. Ils s'etoient flattes de m'emmener avec eux, et ils renouvelerent leurs instances en m'assurant que jamais je n'acheverois mon voyage; mais je persistai. Ce fut a Couhongue que quitterent la caravane ceux qui la composoient. Hoyarbarach n'amenoit avec lui que ses gens, sa femme, deux de ses enfans qu'il avoit conduits a la Mecque, une ou deux femmes etrangeres, et moi.

Je dis adieu a mon mamelouck. Ce brave homme, qu'on appeloit Mahomet, m'avoit rendu des services sans nombre. Il etoit tres-charitable, et faisoit toujours l'aumone quand on la lui demandoit au nom de Dieu. C'etoit par un motif de charite qu'il m'obligeoit, et j'avoue que sans lui je n'eusse pu achever mon voyage qu'avec de tres-grandes peines, que souvent j'aurois ete expose au froid et a la faim, et fort embarrasse pour mon cheval.

En le quittant je cherchai a lui temoigner ma reconnoissance; mais il ne voulut rien accepter qu'un couvre-chef de nos toiles fines d'Europe, et cet objet parut lui faire grand plaisir. Il me raconta toutes les occasions venues a sa connoissance, ou sans lui, j'aurois couru risque d'etre assassine, et me prevint d'etre bien circonspect dans les liaisons que je ferois avec les Sarrasins, parce qu'il s'en trouvoit parmi eux d'aussi mauvais que les Francs. J'ecris ceci pour rappeler que celui qui, par amour de Dieu, m'a fait tant de bien, etoit "ung homme hors de nostre foy."

Le pays que nous eumes a parcourir apres etre sortis de Couhongue est fort beau, et il a d'assez bons villages; mais les habitans sont mauvais: le chef me defendit meme, dans un des villages ou nous nous arretames, de sortir de mon logement, de peur d'etre assassine. Il y a pres de ce lieu un bain renomme, ou plusieurs malades accourent pour chercher guerison. On y voit des maisons qui jadis appartinrent aux hospitaliers de Jerusalem, et la croix de Jerusalem s'y trouve encore.

Apres trois jours de marche nous arrivames a une petite ville nomme Achsaray, situee au pied d'une haute montagne, qui la garantit du midi. Le pays est uni, mais mal-peuple, et les habitans passent pour mechans: aussi me fut-il encore defendu de sortir la nuit hors de la maison.

Je voyageai la journee suivante entre deux montagnes dont les cimes sont couronnees d'un peu de bois. Le canton, assez bien peuple, l'est un partie par des Turcomans; mais il y a beaucoup d'herbages et de marais.

La je traversai une petite riviere qui separe ce pays de Karman d'avec l'autre Karman que possede Amurat-Bey, nomme par nous le Grand-Turc. Cette portion ressemble a la premiere; elle offre comme elle un pays plat, parseme ca et la de montagnes.

Sur notre route nous cotoyames une ville a chateau, qu'on nomme Achanay. Plus loin est un beau caravanserai ou nous comptions passer la nuit; mais il y avoit vingt-cinq anes. Notre chef ne voulut pas y entrer, et il prefera retourner une lieue on arriere sur ses pas, jusqu'a un gros village ou nous logeames, et ou nous trouvames du pain, du fromage et du lait.

De ce lieu je vins a Karassar en deux jours. Carassar, en langue Turque, signifie pierre noire. C'est la capitale de ce pays, dont s'est empare de force Amurat-Bey. Quoiqu'elle ne soit point fermee, elle est marchande, et a un des plus beaux chateaux que j'aie vus, quoiqu'il n'ait que de l'eau de citerne. Il occupe la cime d'une haute roche, si bien arrondie qu'on la croiroit taillee au ciseau. Au bas est la ville, qui l'entoure de trois cotes; mais elle est a son tour enveloppee, ainsi que lui, par une montagne en croissant, depuis grec jusqu'a mestre (depuis le nord-est jusqu'au nord-ouest). Dans le reste de la circonference s'ouvre une plaine que traverse une riviere. Il y avoit peu de temps que les Grecs s'etoient empares de ce lieu; mais ils l'avoient perdu par leur lachete.

On y apprete les pieds de mouton avec une perfection et une proprete que je n'ai vues nulle part. Je m'en regalai d'autant plus volontiers que depuis Couhongue je n'avois pas mange de viande cuite. On y fait aussi, avec des noix vertes, un mets particulier. Pour cela on les pele, on les coupe en deux, on les enfile avec une ficelle, et on les arrose de vin cuit, qui se prend tout autour et y forme une gelee comme de la colle. C'est une nourriture assez agreable, sur-tout quand on a faim. Nous fumes obliges d'y faire une provision de pain et de fromage pour deux jours; et je conviens que j'etois degoute de chair crue.

Ces deux jours furent employes a venir de Carassar a Cotthay. Le pays est beau, bien arrose et garni de montagnes peu elevees. Nous traversames un bout de foret qui me parut remarquable en ce qu'elle est composee entierement de chenes, et que ces arbres y sont plus gros, plus droits et plus hauts que ceux que j'avois ete a portee de voir jusque-la. D'ailleurs ils n'ont, comme les sapins, de branches qu'a leurs cimes.

Nous vinmes loger dans un caravanserai qui etoit eloigne de toute habitation. Nous y trouvames de l'orge et de la paille, et il eut ete d'autant plus aise de nous en approvisionner, qu'il n'y avoit d'autre gardien qu'un seul valet. Mais on n'a rien de semblable a craindre dans ces lieux-la, et il n'est point d'homme assez hardi pour oser y prendre une poignee de marchandise sans payer.

Sur la route est une petite riviere renommee pour son eau Hoyarbarch alla en boire avec ses femmes; il voulut que j'en busse aussi, et lui-meme m'en presenta dans son gobelet de cuir. C'etoit la premiere fois de toute la route qu'il me faisoit cette faveur.

Cotthay, quoique assez considerable, n'a point de murs; mais elle a un beau et grand chateau compose de trois forteresses placees l'une au-dessus de l'autre sur le penchant d'une montagne, lequel a une double enceinte. C'est dans cette place qu'etoit le fils aine du grand-Turc.

La ville possede un caravanserai ou nous allames loger. Deja il y avoit des Turcs, et nous fumes obliges d'y mettre tous nos chevaux pele-mele, selon l'usage; mais le lendemain matin, au moment ou j'appretois le mien pour partir, je m'apercus qu'on m'avoit pris l'une des courroies qui me servoit a attacher derriere ma selle le tapis et autres objets que je portois en trousse.

D'abord je criai et me fachai beaucoup. Mais il y avoit la un esclave Turc, l'un de ceux du fils aine, homme de poids et d'environ cinquante ans, qui, m'entendant et voyant que je ne parlois pas bien la langue, me prit par la main et me conduisit a la porte du caravanserai. La il me demanda en Italien qui j'etois. Je fus stupefait d'entendre ce langage dans sa bouche. Je repondis que j'etois Franc. "D'ou venez-vous? ajouta-t-il.—De Damas, dans la compagnie d'Hoyarbarach, et je vais a Bourse retrouver un de mes freres.—Eh bien, vous etes un espion, et vous venez chercher ici des renseignemens sur le pays. Si vous ne l'etiez pas, n'auriez-vous pas du prendre la mer pou; retourner chez vous?"

Cette inculpation a laquelle je ne m'attendois pas m'interdit; je repondis cependant que les Venitiens et les Genois se faisoient sur mer une guerre si acharnee que je n'osois m'y risquer. Il me demanda d'ou j'etois. Du royaume de France, repartis-je. Etes-vous des environs de Paris? reprit il. Je dis que non, et je lui demandai a mon tour s'il connoissoit Paris. Il me repondit qu'il y avoit ete autrefois avec un capitaine nomme Bernabo. "Croyez-moi, ajouta-t-il, allez dans le caravanserai chercher votre cheval, et amenez-le moi ici; car il y a la des esclaves Albaniens qui acheveroient de vous prendre ce qu'il porte encore. Tandis que je le garderai, vous irez dejeuner, et vous ferez pour vous et pour lui une provision de cinq jours, parce que vous serez cinq journees sans rien trouver."

Je profitai du conseil; j'allai m'approvisionner, et je dejeunai avec d'autant plus de plaisir que depuis deux jours je n'avois goute viande, et que je courois risque de n'en point tater encore pendant cinq jours.

Sorti du caravanserai, je pris le chemin de Bourse, et laissai a gauche, entre l'occident et le midi, celui de Troie-la-Grant. [Footnote: L'auteur, en donnant ici a la fameuse Troie la denomination de grande, ne fait que suivre l'usage de son siecle. La historiens et les romanciers du temps la designoient toujours ainsi, "histoire de Troye-la-Grant," "destruction de Troie-la-Grant," etc.] Il y a d'assez hautes montagnes, et j'en eus plusieurs a passer. J'eus aussi deux journees de forets, apres quoi je traversai une belle plaine dans laquelle il y a quelques villages assez bons pour le pays. A demi-journee de Bourse il en est un ou nous trouvames de la viande et du raisin; ce raisin etoit aussi frais qu'au temps des vendanges: ils savent le garder ainsi toute l'annee; c'est un secret qu'ils ont. Les Turcs m'y regalerent de roti; mais il n'etoit pas cuit a moitie. A mesure que la viande se rotissoit, nous la coupions a la broche par tranches. Nous eumes aussi du kaymac; c'est de la creme de buffle. Elle etoit si bonne et si douce, et j'en mangeai tant que je manquai d'en crever.

Ayant d'entrer dans le village nous vimes venir a nous un Turc de Bourse qui etoit envoye a l'epouse de Hoyarbarach pour lui annoncer la mort de son pere. Elle temoigna une grande douleur, et ce fut a cette occasion que s'etant decouvert le visage, j'eus le plaisir de la voir; ce qui ne m'etoit pas encore arrive de toute-la route. C'etoit une fort belle femme.

Il y avoit dans le lieu un esclave Bulgare renegat, qui, par affectation de zele et pour se montrer bon Sarrasin, reprocha aux Turcs de la caravane de me laisser aller dans leur compagnie, et dit que c'etoit un peche a eux qui revenoient du saint pelerinage de la Mecque: en consequence ils me notifierent qu'il falloit nous separer, et je fus oblige de me rendre a Bourse.

Je partis donc le lendemain, une heure avant le jour, avec l'aide de Dieu qui jusque-la m'avoit conduit; il me guida encore si bien que dans la route je ne demandai mon chemin qu'une seule fois.

En entrant dans la ville je vis beaucoup de gens qui en sortoient pour aller au-devant de la caravane. Tel est l'usage; les plus notables s'en font un devoir; c'est une fete. Il y en eut meme plusieurs qui, me croyant un des pelerins, me baiserent les mains et la robe.

En y entrant je me vis embarrasse, parce que d'abord on trouve une place qui s'ouvre par quatre rues, et que je ne savois laquelle prendre. Dieu me fir encore choisir la bonne, laquelle me conduisit au bazar, ou sont les marchandises et les marchands. Je m'adressai au premier chretien que j'y vis, et ce chretien se trouva heureusement un des espinolis de Genes, celui-la meme pour qui Parvesin de Baruth m'avoit donne des lettres. Il fut fort etonne de me voir, et me conduisit chez un Florentin ou je logeai avec mon chevall. J'y restai dix jours, temps que j'employai a parcourir la ville, conduit par les marchands, qui se firent un plaisir de me mener par-tout eux-memes.

De toutes celles que possede le Turc, c'est la plus considerable; elle est grande, marchande, et situee au pied et au nord du mont Olimpoa (Olympe), d'ou descend une riviere qui la traverse et qui, se divisant en plusieurs bras, forme comme un amas de petites villes, et contribue a la faire paroitre plus grande encore.

C'est a Burse que sont inhumees les seigneurs de Turquie (les sultans). On y voit de beaux edifices, et surtout un grand nombre d'hopitaux, parmi lesquels il y en a quatre ou l'on distribue souvent du pain, du vin et de la viande aux pauvres, qui veulent les prendre pour Dieu. A l'une des extremites de la ville, vers le ponent, est un beau et vaste chateau bati sur une hauteur, et qui peut bien renfermer mille maisons. La est aussi le palais du seigneur, palais qu'on m'a dit etre interieurement un lieu tres-agreable, et qui a un jardin avec un joli etang. Le prince avoit alors cinquante femmes, et souvent, dit-on, il va sur l'etang s'amuser en bateau avec quelqu'une d'elles.

Burse etoit aussi le sejour de Camusat Bayschat (pacha), seigneur, ou, comme nous autres nous dirions, gouverneur et lieutenant de la Turquie. C'est un tres-vaillant homme, le plus entreprenant qu'ait le Turc, et le plus habile a conduire sagement une enterprise. Aussi sont-ce principalement ces qualites qui lui ont fait donner ce gouvernement.

Je demandai s'il tenoit bien le pays et s'il savoit se faire obeir. On me dit qu'il etoit obei et respecte comme Amurat lui-meme, qu'il avoit pour appointemens cinquante mille ducats par an, et que, quand le Turc entroit en guerre, il lui menoit a ses depens vingt mille hommes; mais que lui, de son cote, il avoit egalement ses pensionnaires qui, dans ce cas, etoient tenus de lui fournir a leurs frais, l'un mille hommes, l'autre deux mille, l'autre trois, et ainsi des autres.

Il y a dans Burse deux bazars; l'un ou l'on vend des etoffes de soie de toute espece, de riches et belles pierreries, grande quantite de perles, et a bon marche, des toiles de coton, ainsi qu'une infinite d'autres marchandises dont l'enumeration seroit trop longue; l'autre ou l'on achete du coton et du savon blanc, qui fait la un gros objet de commerce.

Je vis aussi dans une halle un spectacle lamentable: c'etoient des chretiens, hommes et femmes, que l'on vendoit. L'usage est de les faire asseoir sur les bancs. Celui qui veut les acheter ne voit d'eux que le visage et les mains, et un peu le bras des femmes. A Damas j'avois vu vendre une fille noire, de quinze a seize ans; on la menoit au long des rues toute nue, "fors que le ventre et le derriere, et ung pou au-desoubs."

C'est a Burse que, pour la premiere fois, je mangeai du caviare [Footnote: Caviaire, caviar, cavial, caviat, sorte de ragout ou de mets compose d'oeufs d'esturgeons qu'on a saupoudres de sel et seches au soleil. Les Grecs en font une grande consommation dans leurs differens caremes.] a l'huile d'olive. Cette nouriture n'est guere bonne que pour des Grecs, ou quand on n'a rien de mieux.

Quelques jours apres qu'Hoyarbarach fut arrive j'allai prendre conge de lui et le remercier des moyens qu'il m'avoit procures, de faire mon voyage. Je le trouvai au bazar, assis sur un haut siege de pierre avec plusieurs des plus notables de la ville. Les marchands s'etoient joints a moi dans cette visite.

Quelques-uns d'entre eux, Florentins de nation, s'interessoient a un Espagnol qui, apres avoir ete esclave du Soudan, avoit trouve le moyen de s'echapper d'Egypte et d'arriver jusqu'a Burse. Ils me prierent de l'emmener, avec moi. Je le conduisis a mes frais jusqu'a Constantinople, ou je le laissai; mais je suis persuade que c'etoit un renegat. Je n'en ai point eu de nouvelles depuis.

Trois Genois avoient achete des epices aux gens de la caravane, et ils se proposoient d'aller les vendre a Pere (Pera), pres de Constantinople, par-dela le detroit que nous appelons le Bras-de-Saint-George. Moi qui voulais profiter par leur compagnie, j'attendis leur depart, et c'est la raison qui me fit rester dans Burse; car, a moins d'etre connu, l'on n'obtient point de passer le detroit. Dans cette vue ils me procurerent une lettre du gouverneur. Je l'emportai avec moi; mais elle ne me servit point, parce que je trouvai moyen de passer avec eux. Nous partimes ensemble. Cependant ils m'avoient fait acheter pour ma surete un chapeau rouge fort eleve, avec une huvette [Footnote: Huvette, sorte d'ornement qu'on mettoit au chapeau.] en fil d'archal, que je portai jusqu'a Constantinople.

Au sortir de Burse nous traversames vers le nord une plaine qu'arrose une riviere profonde qui va se jetter, quatre lieues environ plus bas, dans le golfe, entre Constantinople et Galipoly. Nous eumes une journee de montagnes, que des bois et un terrain argileux rendirent tres-penible. La est un petit arbre qui porte un fruit un peu plus gros que nos plus fortes cerises, et qui a la forme et le gout de nos fraises, quoiqu'un peu aigrelet. Il est fort agreable a manger; mais si on en mange une certaine quantite, il porte a la tete et enivre. On le trouve en Novembre et Decembre. [Footnote: La description de l'auteur annonce qu'il s'agit ici de l'arbousier.]

Du haut de la montagne on voit le golfe de Galipoly. Quand on l'a descendu on entre dans une vallee terminee par un tres-grand lac, autour duquel sont construites beaucoup de maisons. C'est la que j'ai vu pour la premiere fois faire des tapis de Turquie. Je passai la nuit dans la vallee. Elle produit beaucoup de riz.

Au-dela on trouve, tantot un pays de montagnes et de vallees, tantot un pays d'herbages, puis une haute foret qu'il seroit impossible de traverser sans guide, et ou les chevaux enfoncent si fort qu'ils ont grande peine a s'en tirer. Pour moi je crois que c'est celle dont il est parle dans l'histoire de Godefroi de Bouillon, et qu'il eut tant de difficulte a traverser.

Je passai la nuit par-dela, dans un village qui est a quatre lieues en-deca de Nichomede (Nichomedie). Nichomedie est une grande ville avec havre. Ce havre, appele le Lenguo, part du golfe de Constantinople et s'etend jusqu'a la ville, ou il a de largeur un trait d'arc. Tout ce pays est d'un passage tres-difficultueux.

Par-dela Nicomedie, en tirant vers Constantinople, il devient tres-beau et assez bon. La on trouve plus de Grecs que de Turcs; mais ces Grecs ont pour les chretiens (pour les Latins) plus d'aversion encore que les Turcs eux-memes.

Je cotoyai le golfe de Constantinople, et laissant le chemin de Nique (Nicee), ville situee au nord, pres de la mer Noire, je vins loger successivement dans un village en ruine, et qui n'a pour habitans que des Grecs; puis dans un autre pres de Scutari; enfin a Scutari meme, sur le detroit, vis-a-vis de Pera.

La sont des Turcs auxquels il faut payer un droit, et qui gardent le passage. Il y a des roches qui le rendroient tres-aise a defendre si on vouloit le fortifier. Hommes et chevaux peuvent s'y embarquer et debarquer aisement. Nous passames, mes compagnons et moi, sur deux vaisseaux Grecs.

Ceux a qui appartenoit celui que je montois me prirent pour Turc, et me rendirent de grands honneurs. Mais quand ils m'eurent descendu a terre, et qu'ils me virent, en entrant dans Pera, laisser a la porte mon cheval en garde, et demander un marchand Genois nomme Christophe Parvesin, pour qui j'avois des lettres, ils se douterent que j'etois chretien. Deux d'entre eux alors m'attendirent a la porte, et quand je vins y reprendre mon cheval ils me demanderent plus que ce que j'etois convenu de leur donner pour mon passage, et voulurent me ranconner. Je crois meme qu'ils m'auroient battu s'ils l'avoient ose; mais j'avois mon epee et mon bon tarquais: d'ailleurs un cordonnier Genois qui demeuroit pres de la vint a mon aide, et ils furent obliges de se retirer.

J'ecris ceci pour servir d'avertissement aux voyageurs qui, comme moi, auroient affaire a des Grecs. Tous ceux avec qui j'ai eu a traiter ne m'ont laisse que de la defiance. J'ai trouve plus de loyaute en Turquie. Ce peuple n'aime point les chretiens qui obeissent a l'eglise de Rome; la soumission qu'il a faite depuis a cette eglise etoit plus interessee que sincere. [Footnote: En 1438, Jean Paleologue II vint en Italie pour reunir l'eglise Grecque avec la Latine, et la reunion eut lieu l'annee suivante au concile de Florence. Mais cette demarche n'etoit de la part de l'empereur, ainsi que le remarque la Brocquiere, qu'une operation politique dictee par l'interet, et qui n'eut aucune suite. Ses etats se trouvoient dans une situation si deplorable, et il etoit tellement presse par les Turcs, qu'il cherchoit a se procurer le secours des Latins; et c'est dans cet espoir qu'il etoit venu leurrer le pape. Cette epoque de 1438 est remarquable pour notre voyage. Elle prouve que la Brocquiere, puisqu'il la cite, le publia posterieurement a cette annee-la.] Aussi m'a-t-on dit que, peu avant mon passage, le pape, dans un concile general, les avoit declares schismatiques et maudits, en les devouant a etre esclaves de ceux qui etoient esclaves. [Footnote: Fait faux. Le concile general qui eut lieu peu avant le passage de l'auteur par Constantinople est celui de Bale en 1431. Or, loin d'y maudire et anathematiser les Grecs, on s'y occupa de leur reunion. Cette pretendue malediction etoit sans doute un bruit que faisoient courir dans Constantinople ceux qui ne vouloient pas de rapprochement, et le voyageur le fait entendre par cette expression, l'on m'a dit.]

Pera est une grande ville habitee par des Grecs, par des Juifs et par des Genois. Ceux-ci en sont les maitres sous le duc de Milan, qui s'en dit le seigneur; ils y ont un podestat et d'autres officiers qui la gouvernent a leur maniere. On y fait un grand commerce avec les Turcs; mais les Turcs y jouissent d'un droit de franchise singulier: c'est que si un de leurs esclaves s'echappe et vient y chercher un asile, on est oblige de le leur rendre. Le port est le plus beau de tous ceux que j'ai vus, et meme de tous ceux, je crois, que possedent les chretiens, puisque les plus grosses caraques Genoises peuvent venir y mettre echelle a terre. Mais comme tout le monde sait cela, je m'abstiens d'en parler. Cependant il m'a semble que du cote de la terre, vers l'eglise qui est dans le voisinage de la porte, a l'extremite du havre, il y a un endroit foible.

Je trouvai a Pera un ambassadeur du duc de Milan, qu'on appeloit messire Benedicto de Fourlino. Le duc, qui avoit besoin de l'appui de l'empereur Sigismond contre les Venitiens, et qui voyoit Sigismond embarrasse a defendre des Turcs son royaume de Hongrie, envoyoit vers Amurat une ambassade pour negocier un accommodement entre les deux princes.

Messire Benedicto me fit, en l'honneur de monseigneur de Bourgogne, beaucoup d'accueil; il me conta meme que, pour porter dommage aux Venitiens, il avoit contribue a leur faire perdre Salonique, prise sur eux par les Turcs; et certes en cela il fit d'autant plus mal que depuis j'ai vu des habitans de cette ville renier Jesus-Christ pour embrasser la loi de Mahomet.

Il y avoit aussi a Pera un Napolitain nomme Pietre de Naples avec qui je me liai. Celui-ci se disoit marie dans la terre du pretre Jean, et il fit des efforts pour m'y emmener avec lui. Au reste, comme je le questionnai beaucoup sur ce pays, il m'en conta bien des choses que je vais ecrire. J'ignore s'il me dit verite ou non, mais je ne garantis rien.

Nota. La maniere dont notre voyageur annonce ici la relation du Napolitain, annonce combien peu il y croyoit; et en cela le bon sens qu'il a montre jusqu'a present ne se dement pas. Ce recit n'est en effet qu'un amas de fables absurdes et de merveilles revoltantes qui ne meritent pas d'etre citees, quoiqu'on les trouve egalement dans certains auteurs du temps. Laissons l'auteur reprendre son discours.

Deux jours apres mon arrivee a Pera je traversai le havre pour aller a Constantinople et visiter cette ville.

C'est une grande et spacieuse cite, qui a la forme d'un triangle. L'un des cotes regarde le detroit que nous appelons le Bras-de-Saint-George; l'autre a au midi un gouffre (golfe) assez large, qui se prolonge jusqu'a Galipoly. Au nord est le port.

Il existe sur la terre, dit-on, trois grandes villes dont chacune renferme sept montagnes; c'est Rome, Constantinople et Antioche. Selon moi, Rome est plus grande et plus arrondie que Constantinople. Pour Antioche, comme je ne l'ai vue qu'en passant, je ne puis rien dire sur sa grandeur; cependant ses montagnes m'ont paru plus hautes que celles des deux autres.

On donne a Constantinople, dans son triangle, dix-huit milles de tour, dont un tiers est situe du cote de terre, vers le couchant. Elle a une bonne enceinte de murailles, et surtout dans la partie qui regarde la terre. Cette portion, qu'on dit avoir six milles d'une pointe a l'autre, a en outre un fosse profond qui est en glacis, excepte dans un espace de deux cents pas, a l'une de ses extremites, pres du palais appele la Blaquerne; on assure meme que les Turcs ont failli prendre la ville par cet endroit foible Quinze ou vingt pieds en avant du fosse est une fausse braie d'un bon et haut mur.

Aux deux extremites de ce cote il y avoit autrefois deux beaux palais qui, si l'on en juge par les ruines et les restes qui en subsistent encore, etoient tres-forts. On m'a conte qu'ils ont ete abattus par un empereur dans une circonstance ou, prisonnier du Turc, il courut risque de la vie. Celui-ci exigeoit qu'il lui livrat Constantinople, et, en cas de refus, il menacoit de le faire mourir. L'autre repondit qu'il preferoit la mort a la honte d'affliger la chretiente par un si grand malheur, et qu'apres tout sa perte ne seroit rien en comparaison de celle de la ville. Quand le Turc vit qu'il n'avanceroit rien par cette voie, il lui proposa la liberte, a condition que la place qui est devant Sainte-Sophie seroit abattue, ainsi que les deux palais. Son projet etoit d'affoiblir ainsi la ville, afin d'avoir moins de peine a la prendre. L'empereur consentit a la proposition, et la preuve en existe encore aujourd'hui.

Constantinople est formee de diverses parties separees: de sorte qu'il y a plus de vide que de plein. Les plus grosses caraques peuvent venir mouiller sous ses murs, comme a Pera; elle a en outre dans son interieur un petit havre qui peut contenir trois ou quatre galeres. Il est au midi, pres d'une porte ou l'on voit une butte composee d'os de chretiens qui, apres la conquete de Jerusalem et d'Acre, par Godefroi de Bouillion, revenoient par le detroit. A mesure que les Grecs les passoient, ils les conduisoient dans cette place, qui est eloignee et cachee, et les y egorgeoient. Tous quoiqu'en tres-grand nombre, auroient peri ainsi, sans un page qui, ayant trouve moyen de repasser en Asie, les avertit du danger qui les menacoit: ils se repandirent le long de la mer Noire, et c'est d'eux, a ce qu'on pretend, que descendent ces peuples gros chretiens (d'un christianisme grossier) qui habitent la: Circassiens, Migrelins, (Mingreliens), Ziques, Gothlans et Anangats. Au reste, comme ce fait est ancien, je n'en sais rien que par oui-dire.

Quoique la ville ait beaucoup de belles eglises, la plus remarquable, ainsi que la principale, est celle de Sainte-Sophie, ou le patriarche se tient, et autres gens comme chanonnes (chanoines). Elle est de forme ronde, situee pres de la pointe orientale, et formee de trois parties diverses; l'une souterraine, l'autre hors de terre, la troisieme superieure a celle-ci. Jadis elle etoit entouree de cloitres, et avoit, dit-on, trois milles de circuit; aujourd'hui elle est moins etendue, et n'a plus que trois cloitres, qui tous trois sont paves et revetus en larges carreaux de marbre blanc, et ornes de grosses colonnes de diverses couleurs. [Footnote: Deux de ces galeries ou portiques, que l'auteur appelle cloitres, subsistent encore aujourd'hui, ainsi que les colonnes. Celles-ci sont de matieres differentes, porphyre, marbre, granit, etc.; et voila pourquoi le voyageur, qui n'etoit pas naturaliste, les represente comme etant de couleurs diverses.] Les portes, remarquables par leur largeur et leur hauteur, sont d'airain.

Cette eglise possede, dit on, l'une des robes de Notre-Seigneur, le fer de la lance qui le perca, l'eponge dont il fut abreuve, et le roseau qu'on lui mit en main. Moi je dirai que derriere le choeur on m'a montre les grandes bandes du gril ou fut roti Saint-Laurent, et une large pierre en forme de lavoir, sur laquelle Abraham fit manger, dit-on, les trois anges qui alloient detruire Sodome et Gomorre.

J'etois curieux de savoir comment les Grecs celebroient le service divin, et en consequence je me rendis a Sainte-Sophie un jour ou le patriarche officoit. L'empereur y assistoit avec sa femme, sa mere et son frere, despote de Moree. [Footnote: Cet empereur etoit Jean Paleologue II; son frere, Demetrius, despote ou prince du Peloponnese; sa mere, Irene, fille de Constantin Dragases, souverain d'une petite contree de la Macedoine; sa femme, Marie Comnene, fille d'Alexis, empereur de Trebisonde.] On y representa un mystere, dont le sujet etoit les trois enfans que Nabuchodonosor fit jeter dans la fournaise. [Footnote: Ces farces devotes etoient d'usage alors dans l'eglise Grecque, ainsi que dans la Latine. En France on les appeloit mysteres, et c'est le nom que le voyageur donne a celle qu'il vit dans Sainte-Sophie.]

L'imperatrice, fille de l'empereur de Traseonde (Trebisonde), me parut une fort belle personne. Cependant, comme je ne pouvois la voir que de loin, je voulus la considerer de plus pres: d'ailleurs j'etois curieux de savoir comment elle montoit a cheval; car elle etoit venue ainsi a l'eglise, accompagnee seulement de deux dames, de trois vieillards, ministres d'etat, et de trois de ces hommes a qui les Turcs confient la garde de leurs femmes (trois eunuques). Au sortir de Sainte-Sophie elle entra dans un hotel voisin pour y diner; ce qui m'obligea d'attendre la qu'elle sortit, et par consequent de passer toute la journee sans boire ni manger.

Elle parut enfin. On lui apporta un banc sur lequel elle monta. On fit approcher du banc son cheval, qui etoit superbe et couvert d'une selle magnifique. Alors un des veillards prit le long manteau qu'elle portoit, et passa de l'autre cote du cheval, en le tenant etendu sur ses mains aussi haut qu'il pouvoit. Pendent ce temps elle mit le pied sur l'etrier, elle enfourcha le cheval comme le font les hommes, et des qu'elle fut en selle le vieillard lui jeta le manteau sur les epaules; apres quoi il lui donna un de ces chapeaux longs, a pointe, usites en Grece, et vers l'extremite duquel etoient trois plumes d'or qui lui seyoient tres-bien.

J'etois si pres d'elle qu'on me dit de m'eloigner: ainsi je pus la voir parfaitement. Elle avoit aux oreilles un fermail (anneau) large et plat, orne de plusieurs pierres precieuses, et particulierement de rubis. Elle me parut jeune, blanche, et plus belle encore que dans l'eglise; en un mot, je n'y eusse trouve rien a redire si son visage n'avoit ete peint, et assurement elle n'en avoit pas besoin.

Les deux dames monterent a cheval en meme temps qu'elle; elles etoient belles aussi, et portoient comme elle manteau et chapeau. La troupe retourna au palais de la Blaquerne.

Au devant de Sainte Sophie est une belle et immense place, entouree de murs comme un palais, et ou jadis on faisoit des jeux. [Footnote: L'hippodrome Grec, aujourd'hui l'atmeidan des Turcs.] J'y vis le frere de l'empereur, despote de Moree, s'exercer avec une vingtaine d'autres cavaliers. Chacun d'eux avoit un arc: ils couroient a cheval le long de l'enceinte, jetoient leurs chapeaux en avant; puis, quand ils l'avoient depasse, ils tiroient par derriere, comme pour le percer, et celui d'entre eux dont la fleche atteignoit le chapeau de plus pres etoit repute le plus habile. C'est-la un exercice qu'ils ont adopte des Turcs, et c'est un de ceux auxquels ils cherchent a se rendre habiles.

De ce cote, pres de la pointe de l'angle, est la belle eglise de Saint-George, qui a, en face de la Turquie, [Footnote: Il s'agit ici de la Turquie d'Asie. On n'avoit point encore donne ce nom aux provinces que les Turcs possedoient en Europe.] une tour a l'endroit ou le passage est le plus etroit.

De l'autre cote, a l'occident, se voit une tres-haute colonne carree portant des caracteres traces, et sur laquelle est une statue de Constantin, en bronze. Il tient un sceptre de la main gauche, et a le bras droit et la main etendus vers la Turquie et le chemin de Jerusalem, comme pour marquer que tout ce pays etoit sous sa loi.

Pres de cette colonne il y en a trois autres, placees sur une meme ligne, et d'un seul morceau chacun. Celles-ci portoient trois chevaux dores qui sont maintenant a Venise. [Footnote: Ils sont maintenant a Paris, et il y en a quatre.]

Dans la jolie eglise de Pantheacrator, occupee par des religieux caloyers, qui sont ce que nous appellerions en France moines de l'Observance, on montre une pierre ou table de diverses couleurs que Nicodeme avott fait tailler pour placer sur son tombeau, et qui lui servit a poser le corps de Notre-Seigneur quand il le descendit de la croix. Pendant ce temps la Vierge pleuroit sur le corps; mais ses larmes, au lieu d'y rester, tomberent toutes sur la pierre, et on les y voit toutes encore. D'abord je crus que c'etoient des gouttes de cire, et j'y portai la main pour les tater; je me baissai ensuite, afin de la regarder horizontalement et a contre jour, et me sembla que c'estoient gouttes d'eau engellees. C'est la une chose que plusieurs personnes ont pu voir comme moi.

Dans la meme eglise sont les tombeaux de Constantin et de sainte Helene sa mere, places chacun a la hauteur d'environ huit pieds, sur une colonne qui se termine comme un diamant pointu a quatre faces. On dit que les Venitiens, pendant qu'ils eurent a Constantinople une grande puissance, tirerent du tombeau de sainte Helene son corps, qu'ils emporterent a Venise, ou il est encore tout entier. Ils tenterent, dit-on, la meme chose pour celui de Constantin, mais ils ne purent en venir a bout; et le fait est assez vraisemblable, puisqu'on y voit encore deux gros morceaux brises a l'endroit qu'on vouloit rompre. Les deux tombeaux sont couleur de jaspre sur le vermeil, comme une brique (de jaspe rouge).

On montre dans l'eglise de Sainte-Apostole un troncon de la colonne a laquelle fut attache Notre-Seigneur pour etre battu de verges chez Pilate. Ce morceau, plus grand que la hauteur d'un homme, est de la meme pierre que deux autres que j'ai vus, l'une a Rome, l'autre a Jerusalem; mais ce dernier excede en grandeur les deux autres ensemble.

Il y a encore dans la meme eglise, et dans des cercueils de bois, plusieurs corps saints qui sont entiers: les voit qui veut. L'un d'eux avoit eu la tete coupee; on lui en a mis une d'un autre saint Au reste les Grecs ne portent point a ces reliques le meme respect que nous. Il en est de meme pour la pierre de Nichodeme et la colonne de Notre-Seigneur: celle-ci est seulement couverte d'une enveloppe en planches, et posee debout pres d'un pilier, a main droite quand on entre dans l'eglise par la porte de devant.

Parmi les belles eglises je citerai encore comme une des plus remarquables celle qu'on nomme la Blaquerne, parce-qu'elle est pres du palais imperial, et qui, quoique petite et mal couverte, a des peintures avec pave et revetemens en marbre. Je ne doute pas qu'il n'y en ait plusieurs autres egalement dignes d'etre vantees; mais je n'ai pu les visiter toutes. Les marchands (marchands Latins) en ont une ou tous les jours on dit la messe a la romaine. Celle-ci est vis-a-vis le passage de Pera.

La ville a des marchands de plusieurs nations; mais aucune n'y est aussi puissante que les Venitiens. Ils y ont un baille (baile) qui connoit seul de toutes leurs affaires, et ne depend ni de l'empereur ni de ses officiers. C'est-la un privilege qu'ils possedent depuis longtemps: [Footnote: Depuis la conquete de l'empire d'Orient par les Latins, en 1204, conquete a laquelle les Venitiens avoient contribue en grande partie.] on dit meme que par deux fois ils ont, avec leurs galeres, sauve des Turcs la ville; pour moi je croy que Dieu l'a plus gardee pour les saintes reliques qui sont dedans que pour autre chose.

Le Turc y entretient aussi un officier pour le commerce qu'y font ses sujets, et cet officier est, de meme que le baile, independant de l'empereur; ils y ont meme le droit, quand un de leurs esclaves s'echappe et s'y refugie, de le redemander, et l'empereur est oblige de le leur rendre.

Ce prince est dans une grande sujetion du Turc, puisque annuellement il lui paie, m'a-t-on dit, un tribut de dix mille ducats; et cette somme est uniquement pour Constantinople: car au-dela de cette ville il ne possede rien qu'un chateau situe a trois lieues vers le nord, et en Grece une petite cite nommee Salubrie.

J'etois loge chez un marchand Catalan. Cet homme ayant dit a l'un des gens du palais que j'etois a monseigneur de Bourgogne, l'empereur me fit demander s'il etoit vrai que le duc eut pris la pucelle, ce que les Grecs ne pouvoient croire. [Footnote: La pucelle d'Orleans, apres avoir combattu avec gloire les Anglais et le duc de Bourgogne ligues contre la France, avoit ete faite prisonniere en 1430, par un officier de Jean de Luxembourg, general des troupes du duc, puis vendue par Jean aux Anglais, qui la firent bruler vive l'annee suivante. Cette vengeance atroce avoit retenti dans toute l'Europe. A Constantinople le bruit public l'attribuoit au duc; mais les Grecs ne pouvoient croire qu'un prince chretien eut ete capable d'un pareille horreur, et leur sembloit, dit l'auteur, que c'estoit une chose impossible.] Je leur en dys la verite tout ainsi que la chose avoit este; de quoy ils furent bien esmerveillies.

Le jour de la Chandeleur, les marchands me previnrent que, l'apres-dinee, il devoit y avoir au palais un office solennel pareil a celui que nous faisons ce jour-la; et ils m'y conduisirent. L'emperenr etoit a l'extremite d'une salle, assis sur une couche (un coussin): l'imperatrice vit la ceremonie d'une piece superieure; et sont les chappellains qui chantent l'office, estrangnement vestus et habillies, et chantent par cuer, selon leurs dois.

Quelques jours apres, on me mena voir egalement une fete qui avoit lieu pour le mariage d'un des parens de l'empereur. Il y eut une joute a la maniere du pays, et cette joute me parut bien etrange. La voici:

Au milieu d'une place on avoit plante, en guise de quintaine, un grand pieu auquel etoit attachee une planche large de trois pieds, sur cinq de long. Une quarantaine de cavaliers arriverent sur le lieu sans aucune piece quelconque d'armure, et sans autre arme qu'un petit baton.

D'abord ils s'amuserent a courir les uns apres les autres, et cette manoeuvre dura environ une demi-heure. On apporta ensuite soixante a quatre-vingts perches d'aune, telles et plus longues encore que celles dont nous nous servons pour les couvertures de nos toits en chaume. Le marie en prit une le premier, et il courut ventre a terre vers la planche, pour l'y briser. Elle plioit et branloit dans sa main; aussi la rompit-il sans effort. Alors s'eleverent des cris de joie, et les instrumens de musique, qui etoient des nacaires, comme chez les Turcs, se firent entendre. Chacun des autres cavaliers vint de meme prendre sa perche et la rompre. Enfin le marie en fit lier ensemble deux, qui a la verite n'etoient pas trop fortes, et il les brisa encore sans se blesser. [Footnote: La Brocquiere devoit trouver ces joutes ridicules, parce qu'il etoit accoutume aux tournois de France, ou des chevaliers tout couverts de fer se battoient avec des epees, des lances, des massues, et ou tres-frequemment il y avoit des hommes tues, blesses ou ecrases sous les pieds des chevaux. C'est ce qui lui fait dire par deux fois que dans la joute des perches il n'y eut personne de blesse.] Ainsi finit la fete, et chacun retourna chez soi sain et sauf. L'empereur et son epouse etoient a une fenetre pour la voir.

Je m'etois propose de partir avec ce messire Benedict de Fourlino, qui, comme je l'ai dit, etoit envoye en ambassade vers le Turc par le duc de Milan. Il avoit avec lui un gentilhomme du duc, nomme Jean Visconti, sept autres personnes, et dix chevaux de suite, parce que, quand on voyage en Grece, il faut porter sans exception tout ce dont on peut avoir besoin.

Je sortis de Constantinople le 23 Janvier 1433, et traversai d'abord Rigory, passage jadis assez fort, et forme par une vallee dans laquelle s'avance un bras de mer qui peut bien avoir vingt milles de longueur. Il y avoit une tour que les Turcs ont abattue. Il y reste un pont, une chaussee et un village de Grecs. Pour arriver a Constantinople par terre on n'a que ce passage, et un autre un peu plus bas que celui-ci, plus fort encore, et sur une riviere qui vient la se jeter dans la mer.

De Rigory j'allai a Thiras, habite pareillement par des Grecs, jadis bonne ville, et passage aussi fort que le precedent, parce qu'il est forme de meme par la mer. A chaque bout du pont etoit une grosse tour. La tour et la ville, tout a ete detruit par les Turcs.

De Thiras je me rendis a Salubrie. Cette ville, situee a deux journees de Constantinople, a un petit port sur le golfe, qui s'etend depuis ce dernier lieu jusqu'a Galipoly. Les Turcs n'ont pu la prendre, quoique du cote de la mer elle ne soit pas forte. Elle appartient a l'empereur, ainsi que le pays jusque-la; mais ce pays, tout ruine, n'a que des villages pauvres.

De la je vins a Chourleu, jadis considerable, detruit par les Turcs et peuple de Turcs et de Grecs;

De Chourleu a Misterio, petite place fermee: il n'y a que des Grecs, avec un seul Turc a qui son prince l'a donnee;

De Misterio a Pirgasy, ou il ne demeure que des Turcs, et dont les murs sont abattus;

De Pirgasy a Zambry, egalement detruite;

De Zambry a Andrenopoly (Andrinople), grande ville marchande, bien peuplee, et situee sur une tres-grosse riviere qu'on nomme la Marisce, a six journees de Constantinople. C'est la plus forte de toutes celles que le Turc possede dans la Grece, et c'est celle qu'il habite le plus volontiers. Le seigneur ou lieutenant de Grece (le gouverneur) y fait aussi son sejour, et l'on y trouve plusieurs marchands Venitiens, Catalans, Genois et Florentins. Depuis Constantinople jusque la, le pays est bon, bien arrose, mais mal peuple; il a des vallees fertiles, et produit de tout, excepte du bois.

Le Turc etoit a Lessere, grosse ville en Pyrrhe, pres du lieu de Thessalie ou se livra la bataille entre Cesar et Pompee, et messire Benedicto prit cette route pour se rendre aupres de lui. Nous passames la Marisce en bateaux, et rencontrames, a peu de distance, cinquante de ses femmes, accompagnees d'environ seize eunuques, qui nous apprirent qu'ils les conduisoient a Andrinople, ou lui-meme se proposoit de venir bientot.

J'allaia Dymodique, bonne ville, fermee d'une double enceinte de murailles. Elle est fortifiee d'un cote par une riviere, et de l'autre par un grand et fort chateau construit sur une hauteur presque ronde, et qui, dans son circuit, peut bien renfermer trois cents maisons. Le chateau a un donjon ou le Turc, m'a-t-on dit, tient son tresor.

De Dymodique je me rendis a Ypsala, assez grande ville, mais totalement detruite, et ou je passai la Marisce une seconde fois. [Footnote: Ici le copiste ecrit la Maresce, plus haut il avoit mis Maresche, et plus haut encore Marisce. Ces variations d'orthographe sont infiniment communes dans nos manuscrits, et souvent d'une phrase a l'autre. J'en ai fait la remarque dans mon discours preliminaire.] Elle est a deux journees d'Andrinople. Le pays, dans tout cet espace, est marecageux et difficile pour les chevaux.

Ayne, au-dela d'Ypsala, est sur la mer, a l'embouchure de la Marisce, qui a bien en cet endroit deux milles de large. Au temps de Troye-la-Grant, ce fut une puissante cite, qui avoit son roi: maintenant elle a pour seigneur le frere du seigneur de Matelin, qui est tributaire du Turc.

Sur une butte ronde on y voit un tombeau qu'on dit etre celui de Polydore, le plus jeune des fils de Priam. Le pere, pendant le siege de Troie, avoit envoye son fils au roi d'Ayne, avec de grands tresors; mais, apres la destruction de la ville, le roi, tant par crainte des Grecs que par convoitise des tresors, fit mourir le jeune prince.

A Ayne je passai la Marisce sur un gros batiment, et me rendis a Macry, autre ville maritime a l'occident de la premiere, et habitee de Turcs et de Grecs. Elle est pres de l'ile de Samandra, qui appartient au seigneur d'Ayne, et elle paroit avoir ete autrefois tres-considerable; maintenant tout y est en ruines, a l'exception d'une partie du chateau.

Caumissin, qu'on trouve ensuite apres avoir traverse une montagne, a de bons murs, qui la rendent assez forte, quoique petite. Elle est sur un ruisseau, en beau et plat pays, ferme par d'autres montagnes a l'occident, et ce pays s'etend, dans un espace de cinq a six journees, jusqu'a Lessere.

Missy fut egalement et forte et bien close: mais une partie de ses murs sont abattus; tout y a ete detruit, et elle n'a point d'habitans.

Peritoq, ville ancienne et autrefois considerable, est sur un golfe qui s'avance dans les terres d'environ quarante milles, et qui part de Monte-Santo, ou sont tant de caloyers. Elle a des Grecs pour habitans, et pour defense de bonnes murailles, qui cependant sont entamees par de grandes breches. De la, pour aller a Lessere, le chemin est une grande plaine. C'est pres de Lessere, dit-on, que se livra la grande bataille de Thessale (de Pharsale).

Je n'allai point jusqu'a cette derniere ville. Instruits que le Turc etoit en route, nous l'attendimes a Yamgbatsar, village construit par ses sujets. Il n'arriva que le troisieme jour. Son escorte, quand il marchoit, etoit de quatre a cinq cents chevaux; mais comme il aimoit passionnement la chasse au vol, la plus grande partie de cette troupe etoit composee de fauconniers et d'ostriciers (autoursiers), gens dont il faisoit un grand cas, et dont il entretenoit, me dit-on, plus de deux mille. Avec ce gout il ne faisoit que de petites journees, et ses marches n'etoient pour lui qu'un objet d'amusement et de plaisir.

Il entra dans Yamgbatsar avec de la pluie, n'ayant pour cortege qu'une cinquantaine de cavaliers avec douze archers, ses esclaves, qui marchoient a pied devant lui. Son habillement etoit une robe de velours cramoisi, fourree de martre zibeline, et sur la tete il portoit, comme les Turcs, un chapeau rouge; mais, pour se garantir de la pluie, par-dessus sa robe il en avoit mis une autre de velours, en guise de manteau, selon la mode du pays.

Il campa sous un pavillon qu'on avoit apporte; car nulle part on ne trouve a loger, nulle part on ne trouve de vivres que dans les grandes villes, et, en voyage, chacun est oblige de porter tout ce qui lui est necessaire. Pour lui, il avoit un grand train de chameaux et d'autres betes de somme.

L'apres-dinee il sortit pour aller prendre un bain, et je le vis a mon aise. Il etoit a cheval, avec son meme chapeau et sa robe cramoisie, accompagne de six personnes a pied; je l'entendis meme parler a ses gens, et il me parut avoir la parole lourde. C'est un prince de vingt-huit a trente ans, qui deja devient tres-gras.

L'ambassadeur lui fit demander par un des siens s'il pourroit avoir de lui une audience et lui offrir les presens qu'il apportoit. Il fit reponse qu'allant a ses plaisirs il ne vouloit point entedre parler d'affaires; que d'ailleurs ses bayschas (bachas) etoient absens, et que l'ambassadeur n'avoit qu'a les attendre ou aller l'attendre lui-meme dans Andrinople.

Messire Benedict prit ce dernier parti. En consequence nous retournames a Caumissin, et de la, apres avoir repasse la montagne dont j'ai parle, nous vinmes gagner un passage forme par deux hautes roches entre lesquelles coule une riviere. Pour le garder on avoit construit sur l'une des roches un fort chateau nomme Coulony, qui maintenant est detruit presque en entier. La montagne est en partie couverte de bois, et habite par des hommes mechans et assassins.

J'arrivai ainsi a Trajanopoly, ville batie par un empereur nomme Trajan, lequel fit beaucoup de choses dignes de memoire. Il etoit fits de celui qui fonda Andrenopoly. Les Sarrasins disent qu'il avoit une oreille de mouton. [Footnote: Trajanopoly ne fut point nommee ainsi pour avoir ete construite, par Trajan, mais parce qu'il y mourut. Elle existoit avant lui, et se nommoit Selinunte.

Adrien ne fut pas le pere de Trajan, mais au contraire son fils adoptif, et c'est par-la qu'il devint son successeur.

Andrinople n'a pas plus ete fondee par Adrien que Trajanopoly par Trajan. Un tremblement de terre l'avoit ruinee; il la fit rebatir et lui donna son nom. On doit excuser ces erreurs dans un auteur du quinzieme siecle. Quant a l'oreille de mouton, il en parle comme d'une fable de Sarrasins.]

Sa ville, qui etoit tres-grande, est dans le voisinage de la mer et de la Marisce. On n'y voit plus que des ruines, avec quelques habitans. Elle a une montagne au levant et la mer au midi. L'un des ses bains porte le nom d'eau sainte.

Plus loin est Vyra, ancien chateau qu'on a demoli en plusieurs endroits. Un Grec m'a dit que l'eglise avoit trois cents chanoines. Le choeur en subsiste encore, et les Turcs en ont fait une mosquee. Ils ont aussi construit autour du chateau une grande ville, peuplee maintenant par eux et par des Grecs. Elle est sur une montagne pres de la Marisce.

Au sortir de Vyra nous recontrames le seigneur (gouverneur) de la Grece, qui, mande par le Turc, se rendoit appres de lui avec une troupe de cent vingt chevaux. C'est un bel homme, natif de Bulgarie, et qui a ete esclave de son maitre; mais comme il a le talent de bien boire, le dit maitre lui a donne le gouvernement de Grece, avec cinquante mille ducats de revenu.

Dymodique, ou je revins, me parut plus belle et plus grande encore qu'a mon premier passage; et s'il est vrai que le Turc y a depose son tresor, assurement il a raison.

Nous fumes obliges de l'attendre onze jours dans Adrinople. Enfin il arriva le premier de careme. Le grand calife (le muphti), qui est chez eux ce qu'est le pape chez nous, alla au-devant de lui avec tous les notables de la ville: ce qui formoit une troupe tres-nombreuse. Il en etoit deja assez pres lorsqu'ils le rencontrerent, et neanmoins il s'arreta pour boire et manger, envoya en avant une partie de ces gens, et n'y entra qu'a la nuit.

J'ai eu occasion de me lier, pendant mon sejour a Andrinople, avec plusieurs personnes qui avoient vecu a sa cour, et qui, a portee de le bien connoitre, m'ont donne sur lui quelques details; et d'abord, moi qui l'ai vu plusieurs fois, je dirai que c'est un petit homme, gros et trapu, a physionomie Tartare, visage large et brun, joues elevees, barbe ronde, nez grand et courbe, petits yeux; mais il est, m'a-t-on dit, doux, bon, liberal, distribuant volontiers seigneuries et argent.

Ses revenus sont de deux millions et demi de ducats, y compris vingt-cinq mille qu'il percoit en tributs. [Footnote: Il y a ici erreur de copiste sur ces vingt-cinq mille ducats de tributs; la somme est trop foible. On verra plus bas que le despote de Servie en payoit annuellement cinquante mille a lui seul.] D'ailleurs, quand il leve une armee, non seulement elle ne lui coute rien; mais il y gagne encore, parce que les troupes qu'on lui amene de Turquie en Grece [Footnote: J'ai deja remarque que l'auteur appelle Turquie les etats que possedoient en Asie les Turcs, et qu'il designe sous le nom de Grece ceux qu'ils avoient en-deca du detroit, et que nous nommons aujourd'hui Turquie d'Europe.] paient a Gallipoly le comarch, qui est de trois aspres par homme et de cinq par cheval. Il en est de meme au passage de la Dunoe (du Danube). D'ailleurs, quand ses soldats vont en course et qu'ils font des esclaves, il a le droit d'en prendre un sur cinq, a son choix.

Cependant il passe pour ne point aimer la guerre, et cette inculpation me paroit assez fondee. En effet il a jusqu'a present eprouve de la part de la chretiente si peu de resistance que s'il vouloit employer contre elle la puissance et les revenus dont il jouit, ce lui seroit chose facile d'en conquerir une tres grande partie. [Footnote: Le Sultan dont la Brocquiere fait ici mention, et qu'il a designe ci-devant sous le non d'Amourat-Bay, est Amurat II, l'un des princes Ottomans les plus celebres. L'histoire cite de lui plusieurs conquetes qui a la verite sont la plupart posterieures au temps dont parle ici la relation. S'il n'en a point fait davantage, c'est qu'il eut en tete Huniade et Scanderberg. D'ailleurs sa gloire fut eclipsee par celle de son fils, le fameux Mahomet II, la terreur des chretiens, surnomme le grand par sa nation, et qui, vingt ans apres, en 1453, prit Constantinople, et detruisit le peau qui subsistoit encore de l'empire Grec.]

Un de ses gouts favoris est la chasse aux chiens et aux oiseaux. Il a, dit-on, plus de mille chiens et plus de deux mille oiseaux dresses, et de diverses especes; j'en ai vu moi-meme une tres-grande partie.

Il aime beaucoup a boire, et aime ceux qui boivent bien. Pour lui, il va sans peine jusqu'a dix ou douze grondils de vin: ce qui fait six ou sept quartes. [Footnote: La quarte s'appeloit ainsi, parce qu'elle etoit le quart du chenet, qui contenoit quatre pots et une pinte. Le pot etoit de deux pintes, et par consequent la quarte faisoit deux bouteilles, plus un demi-setier; et douze grondils, vingt-trois bouteilles.] C'est quand il a bien bu qu'il devient liberal et qu'il distribue ses grands dons: aussi ses gens sont-ils tres-aises de le voir demander du vin. L'annee derniere il y eut un Maure qui s'avisa de venir le precher sur cet objet, et qui lui representa que cette liqueur etant defendue par le prophete, ceux qui en buvoient n'etoient pas de bons Sarrasins: pour toute reponse il le fit mettre en prison, puis chasser de ses etats, avec defense d'y jamais remettre les pieds.

Au gout pour les femmes il joint celui des jeunes garcons. Il a trois cents des premieres et une trentaine des autres; mais il se plait devantage avec ceux-ci. Quand ils sont grands il les recompense par de riches dons et des seigneuries: il y en a un auquel il a donne en mariage l'une de ses soeurs, avec vingt-cinq mille ducats de revenu.

Certains personnes font monter son tresor a un demi-million de ducats, d'autres a un million. Il en a en outre un second, qui consiste en esclaves, en vaisselle, et principalement en joyaux pour ses femmes. Ce dernier article est estime seul un million d'or. Moi, je suis convaincu que s'il tenoit sa main fermee pendant un an, et qu'il s'abstint de donner ainsi a l'aveugle, il epargneroit un million de ducats sans faire tort a personne.

De temps en temps il fait de grands exemples de justice bien remarquables; ce qui lui procure d'etre parfaitement obei tant dans son interieur qu'au-dehors. D'ailleurs il sait maintenir son pays dans un excellent etat de defense, et il n'emploie vis-a-vis de ses sujets Turcs ni taille ni aucun genre d'extorsion. [Footnote: Ceci est une satire indirecte des gouvernemens d'Europe, ou chaque jour les rois, et meme les seigneurs particuliers, vexoient ce qu'ils appeloient leurs hommes ou leurs sujets par des tailles arbitraires et des milliers d'impots dont les noms etoient aussi bizarres que l'assiette et la perception en etoient abusives.]

Sa maison est composee de cinq mille personnes tant a pied qu'a cheval; mais a l'armee il n'augmente en rien leurs gages: de sorte qu'en guerre il ne depense pas plus qu'en paix.

Ses principaux officiers sont trois baschas ou visiers-bachas (visirs-bachas.) Le visir est un conseiller; le bacha, une sorte de chef ou ordonnateur. Ces trois personnages sont charges de tout ce qui concerne sa personne ou sa maison, et on ne peut lui parler que par leur entremise. Quand il est en Grece, c'est le seigneur de Grece (le gouverneur) qui a l'inspection sur les gens de guerre; quand il est en Turquie, c'est le seigneur de Turquie.

Il a donne de grandes seigneuries; mais il peut les retirer a son gre. D'ailleurs ceux auxquels il les accorde sont tenus de le servir en guerre avec un certain nombre de troupes a leurs frais. C'est ainsi que, tous les ans, ceux de Grece lui fournissent trente mille hommes qu'il peut employer et conduire par-tout ou bon lui semble; et ceux de Turquie dix mille, auxquels il n'a que des vivres a fournir. Veut-il former une armee plus considerable, la Grece seule, m'a-t-on dit, peut alors lui donner cent vingt mille hommes; mais ceux-ci, il est oblige de les soudoyer. La paie est de cinq aspers pour un fantassin, de huit pour un cavalier.

Cependant j'ai entendu dire que sur ces cent vingt mille hommes il n'y en avoit que la moitie, c'est-a-dire les gens de cheval, qui fussent en bon etat, bien armes de tarquais et d'epee; le reste est compose de gens de pied mal equippes. Celui d'entre eux qui a une epee n'a point d'arc, celui qui a un arc n'a ni epee ni arme quelconque, beaucoup meme n'ont qu'un baton. Et il en est ainsi des pietons que fournit la Turquie: la moitie n'est armee que de batons; cependant ces pietons Turcs sont plus estimes que les Grecs, et meilleurs soldats.

D'autres personnes dont je regarde le temoignage comme veritable m'ont dit depuis que les troupes qu'annuellement la Turquie est obligee de fournir quand le seigneur veut former son armee, montent a trente mille hommes, et celles de Grece a vingt mille, sans compter deux ou trois mille esclaves qui sont a lui, et qu'il arme bien.

Parmi ces esclaves il y a beaucoup de chretiens. Il y en a aussi beaucoup dans les troupes Grecques: les uns Albaniens, les autres Bulgares ou d'autres contrees. C'est ainsi que dans la derniere armee de Grece il se trouva trois mille chevaux de Servie, que le despote de cette province envoya sous le commandement d'un de ses fils. C'est bien a regret que tous ces gens-la viennent le servir; mais ils n'oseroient refuser.

Les bachas arriverent a Andrinople trois jours apres leur seigneur, et ils y amenoient avec eux une partie de ses gens et de son bagage. Ce bagage consiste en une centaine de chameaux et deux cent cinquante, tant mulets que sommiers, parce que la nation ne fait point usage de chariots.

Messire Benedict, qui desiroit avoir de lui une audience, fit demander aux bachas s'il pouvoit les-voir, et ils repondirent que non. La raison de ce refus etoit qu'ils avoient bu avec leur seigneur, et qu'ils etoient ivres ainsi que lui. Cependant ils envoyerent le lendemain chez l'ambassadeur pour le prevenir qu'ils etoient visibles, et il se rendit aussitot chez chacun d'eux avec des presens: telle est la coutume; on ne peut leur parler sans apporter quelque chose, et il en est de meme pour les esclaves qui gardent leurs portes. Je l'accompagnai dans cette visite.

Le jour suivant, dans l'apres-dinee, ils lui firent dire qu'il pouvoit venir au palais. Il monta aussitot a cheval pour s'y rendre avec sa suite, et je me joignis a elle: mais nous etions tous a pied; lui seul avoit un cheval.

Devant la cour nous trouvames une grande quantite d'hommes et de chevaux. La porte etoit gardee par une trentaine d'esclaves sous le gouvernement d'un chef, et armes de batons. Si quelqu'un se presente pour entrer sans permission, ils lui disent de se retirer; s'il insiste, ils le chassent a coups de baton.

Ce que nous appelons la cour du roi, les Turcs l'appellent porte du seigneur. Toutes les fois que le seigneur recoit un message ou ambassade, ce qui lui arrive presque tous les jours, il fait porte. Faire porte est pour lui ce qu'est pour nos rois de France tenir etat royal et cour ouverte, quoique cependant il y ait entre les deux ceremonies beaucoup de difference, comme je le dirai tout-a-l'heure.

Quand l'ambassadeur fut entre on le fit asseoir pres de la porte avec beaucoup d'autres personnes qui attendoient que le maitre sortit de sa chambre pour faire porte. D'abord les trois bachas entrerent avec le gouverneur de Grece et autres qu'ils appellent seigneurs. Sa chambre donnoit sur une tres-grande cour. Le gouverneur alla l'y attendre. Il parut.

Son vetement etoit, selon l'usage, une robe de satin cramoisi, par-dessus laquelle il en avoit, comme manteau, une autre de satin vert a figures, fourree de martre zibeline. Ses jeunes garcons l'accompagnoient; mais ils ne le suivirent que jusqu'a l'entree de la piece, et rentrerent. Il ne resta pres de lui qu'un petit nain et deux jeunes gens qui faisoient les fous. [Footnote: L'usage l'avoir des nains et des fous etoit tres ancien dans les cours d'Orient. Il avoit passe avec les croisades dans celles des princes chretiens d'Europe, et dura en France, pour les fous, jusqu'a Louis XIV.]

Il traversa l'angle de la cour, et vint dans une galerie ou l'on avoit prepare un siege pour lui. C'etoit une sorte de couche couverte en velours (un sopha), ou il avoit quatre ou cinq degres a monter. Il alla s'y asseoir a la maniere Turque, comme nos tailleurs quand ils travaillent, et aussitot les trois bachas vinrent prendre place a peu de distance de lui. Les autres officiers qui dans ces jours-la font partie de son cortege entrerent egalement dans la galerie, et ils allerent se ranger le long des murs, aussi loin de lui qu'ils le purent. En dehors, mais en face, etoient assis vingt gentilshommes Valaques, detenus a sa suite comme otages du pays. Dans l'interieur de la salle on avoit place une centaine de grands plats d'etain, qui chacun contenoient une piece de mouton et du riz.

Quand tout le monde fut place on fit entrer un seigneur du royaume de Bossene (Bosnie), lequel pretendoit que la couronne de ce pays lui apparteroit: en consequence il etoit venu en faire hommage au Turc et lui demander du secours contre le roi. On le mena prendre place aupres des bachas; on introduisit ses gens, et l'on fit venir l'ambassadeur du duc de Milan.

Il partit suivi de ses presens, qu'on alla placer pres des plats d'etain. La, des gens preposes pour les recevoir, les purent et les leverent au-dessus de leurs tetes aussi haut qu'ils le purent, afin que le seigneur et sa cour pussent les voir. Pendant ce temps, messire Benedict avancoit lentement vers la galerie. Un homme de distinction vint au-devant de lui pour l'y introduire. En entrant il fit une reverence sans oter l'aumusse qu'il avoit sur la tete; arrive pres des degres, il en fit une autre tres-profonde.

Alors le seigneur se leva: il descendit deux marches pour s'approcher de l'ambassadeur et le prit par la main. Celui-ci voulut lui baiser la sienne; mais il s'y refusa, et demanda par la voie d'un interprete Juif qui savoit le Turc et l'Italien, comment se portoit son bon frere et voisin le duc de Milan. L'ambassadeur repondit a cette question; apres quoi on le mena prendre place pres du Bosnien, mais a reculons, selon l'usage, et toujours le visage tourne vers le prince.

Le seigneur attendit, pour se rasseoir, qu'il fut assis. Alors les diverses personnes de service qui etoient dans la salle se mirent par terre, et l'introducteur qui l'avoit fait entrer alla nous chercher, nous autres qui formions sa suite, et il nous placa pres des Bosniens.

Pendant ce temps on attachoit au seigneur une serviette en soie; on placoit devant lui une piece de cuir rouge, ronde et mince, parce que leur coutume est de ne manger que sur des nappes de cuir; puis on lui apporta de la viande cuite, sur deux plats dores. Lorsqu'il fut servi, les gens de service allerent prendre les plats d'etain dont j'ai parle, et ils les distribuerent par la salle aux personnes qui s'y trouvoient: un plat pour quatre. Il y avoit dans chacun un morceau de mouton et du riz clair, mais point de pain et rien a boire. Cependant j'apercus dans un coin de la cour un haut buffet a gradins qui portoit un peu de vaisselle, et au pied duquel etoit un grand vase d'argent en forme de calice. Je vis plusieurs gens y boire; mais j'ignore si c'etoit de l'eau ou du vin.

Quant a la viande des plats, quelques-uns y gouterent; d'autres, non: mais, avant qu'ils fussent tous servis, il fallut desservir, parce que le maitre n'avoit point voulu manger. Jamais il ne prend rien en public, et il y a tres-peu de personnes qui puissent se vanter de l'avoir entendu parler, ou vu manger ou boire.

Il sortit, et alors se firent entendre des menestrels (musiciens) qui etoient dans la cour, pres du buffet. Ils toucherent des instrumens et chanterent des chansons de gestes, dans lesquelles ils celebroient les grandes actions des guerriers Turcs. A mesure que ceux de la galerie entendoient quelque chose qui leur plaisoit, ils poussoient a leur maniere des cris epouvantables. J'ignorois quels etoient les instrumens dont on jouoit: j'allai dans la cour, et je vis qu'ils etoient a cordes et fort grands, Les menestrels vinrent dans la salle, ou ils mangerent ce qui s'y trouvoit. Enfin on desservit: chacun se leva, et l'ambassadeur se retira sans avoir dit un mot de son ambassade: ce qui, pour la premiere audience, est de coutume.

Une autre coutume encore est que quand un ambassadeur a ete presente au seigneur, celui-ci, jusqu'a ce qu'il ait fait sa reponse, lui envoie de quoi fournir a sa depense; et cette somme est de deux cents aspers. Le lendemain donc un des gens du tresorier, celui-la meme qui etoit venu prendre messire Benedict pour le conduire a la cour, vint lui apporter la somme: mais peu apres les esclaves qui gardent la porte vinrent chercher ce qu'en pareil cas il est d'usage de leur donner, et au reste ils se contentent de peu.

Le troisieme jour, les bachas lui firent savoir qu'ils etoient prets a apprendre de lui le sujet qui l'amenoit. Il se rendit aussitot a la cour, et je l'y accompagnai. Deja le maitre avoit tenu son audience; il venoit de se retirer, et les bachas seuls etoient restes avec le beguelar ou seigneur de Grece. Quand nous eumes passe la porte nous les trouvames tous quatre assis en dehors de la galerie, sur un piece de bois qui se trouvoit la. Ils envoyerent dire a l'ambassadeur d'approcher. On mit par terre, devant eux, un tapis, et ils l'y firent asseoir comme un criminel qui est devant son juge. Cependant il y avoit dans le lieu une assez grande quantite de monde.

Il leur exposa le sujet de sa mission, qui consistoit, m'a-t-on dit, a prier leur maitre, de la part du duc de Milan, de vouloir bien abandonner a l'empereur Romain Sigismond la Hongrie, la Valaquie, toute la Bulgarie jusqu'a Sophie, le royaume de Bosnie, et la partie qu'il possedoit d'Albanie dependante d'Esclavonie. Ils repondirent qu'ils ne pouvoient pour le moment en instruire leur seigneur, parce qu'il etoit occupe; mais que dans dix jours ils feroient connoitre sa reponse, s'il la leur avoit donnee. C'est encore la une chose d'usage, que des le moment ou un ambassadeur est annonce tel, il ne peut plus parler au prince; et ce reglement a lieu depuis que le grand-pere de celui-ci a peri de la main d'un ambassadeur de Servie. L'envoye etoit venu solliciter aupres de lui quelque adoucissement en faveur de ses compatriotes, que le prince vouloit reduire en servitude. Desespere de ne pouvoir rien obtenir, il le tua, et fut lui-meme massacre a l'instant. [Footnote: Le grand-pere d'Amurath II est Bajazet I'er, qui mourut prisonnier de Tamerlan, soit qu'il ait ete traite avec egards par son vainqueur, comme le veulent certains ecrivains, soit qu'il ait peri dans une cage de fer, comme le pretendent d'autres: ainsi l'historiette de l'ambassadeur de Servie ne peut le regarder. Mais on lit dans la vie d'Amurath I'er, pere de Bajazet, et par consequent bisaleul d'Amurath II, un fait qui a pu donner lieu a la fable de l'assassinat. Ce prince, en 1389, venoit de remporter sur le despote de Servie une victoire signalee dans laquelle il l'avoit fait prisonnier, et il parcouroit le champ de bataille quand, passant aupres d'un soldat Treballien blesse a mort, celui-ci le reconnoit, ranime ses forces et le poignarde.

Selon d'autres auteurs, le despote, qui se nommoit Lazare ou Eleazar Bulcowitz, se voit attaque par une puissante armee d'Amurath. Hors d'etat de resister, il emploie la trahison: il gagne un des grands seigneurs de sa cour, qui feint de passer dans le parti du sultan, et l'assassine. (Ducange, Familiae Bisant p. 334.)

Enfin, selon une autre relation, Amurath fut tue dans le combat; mais Lazare, fait prisonnier par les Turcs, est par eux coupe en morceaux sur le cadavre sanglant de leur maitre.

Il paroit, d'apres le recit de la Brocquiere, que la version de l'assassinat du sultan par le Servien est la veritable. C'est au moins ce que paroissent prouver les precautions prises a la cour Ottomane contre les ambassadeurs etrangers. Aujourd'hui encore, quand ils paroissent devant le souverain, on les tient par la manche.]

Le dixieme jour, nous allames a la cour chercher reponse. Le seigneur etoit, comme la premiere fois, sur son siege; mais il n'y avoit avec lui dans la galerie que ceux de ses gens qui lui servoient a manger. Je n'y vis ni buffet, ni menestrels, ni le seigneur de Bosnie, ni les Valaques; mais seulement Magnoly, frere du duc de Chifalonie (Cephalonie), qui se conduit envers le prince comme un serviteur bien respectueux. Les bachas eux-meme etoient en dehors, debout et fort loin, ainsi que la plupart des personnes que j'avois vues autrefois dans l'interieur; encore leur nombre etoit-il beaucoup moindre.

On nous fit attendre en dehors. Pendant ce temps, le grand cadi, avec ses autres associes, rendoit justice a la porte exterieure de la cour, et j'y vis venir devant lui des chretiens etrangers pour plaider leur cause. Mais quand le seigneur se leva, les juges leverent aussi leur seance, et se retirerent chez eux.

Pour lui, je le vis passer avec tout son cortege dans la grande cour; ce que je n'avois pu voir la premiere fois. Il portait une robe de drap d'or, verte et peu riche, et il me parut avoir la demarche vive.

Des qu'il fut rentre dans sa chambre, les bachas, assis, comme la fois precedente, sur la piece de bois, firent venir l'ambassadeur. Leur reponse fut que leur maitre le chargeoit de saluer pour lui son frere le duc de Milan; qu'il desireroit faire beaucoup en sa faveur, mais que sa demande en ce moment n'etoit point raisonnable; que, par egard pour lui, leur dit seigneur s'etoit souvent abstenu de faire dans le royaume de Hongrie de grandes conquetes, qui d'ailleurs lui eussent peu coute, et que ce sacrifice devoit suffire; que ce seroit pour lui chose fort dure de rendre ce qu'il avoit gagne par l'epee; que, dans les circonstances presentes, lui et ses soldats n'avoient, pour occuper leur courage, que les possessions de l'empereur, et qu'ils y renoncoient d'autant moins que jusqu'alors ils ne s'etoient jamais trouves en presence sans l'avoir battu ou vu fuir, comme tout le monde le savoit.

En effet, l'ambassadeur etoit instruit de ces details. A la derniere defaite qu'eprouva Sigismond devant Couloubath, il avoit ete temoin de son desastre; il avoit meme, la veille de la bataille, quitte son camp pour se rendre aupres du Turc. Dans nos entretiens il me conta sur tout cela beaucoup de particularites. Je vis egalement deux arbaletriers Genois qui s'etoient trouves a ce combat, et qui me raconterent comment l'empereur et son armee repasserent le Danube sur ces galeres.

Apres avoir recu la reponse des bachas, l'ambassadeur revint chez lui; mais a peine y etoit-il arrive qu'il recut, de la part du seigneur, cinq mille aspres avec une robe de camocas cramoisi, doublee de boccassin jaune. Trente-six aspres valent un ducat de Venise; mais sur les cinq mille le tresorier qui les delivra en retint dix par cent pour droits de sa charge.

Je vis aussi pendant mon sejour a Andrinople un present d'un autre genre, fait egalement par le seigneur a une mariee, le jour de ses noces. Cette mariee etoit la fille du beguelarbay, gouverneur de la Grece, et c'etoit la fille d'un des bachas qui, accompagnee de trente et quelques autres femmes, avoit ete chargee de le presenter. Son vetement etoit un tissu d'or cramoisi, et elle avoit le visage couvert, selon l'usage de la nation, d'un voile tres-riche et ornee de pierreries. Les dames portoient de meme de magnifiques voiles, et pour habillement les unes avoient des robes de velours cramoisi, les autres des robes de drap d'or sans fourrures. Toutes etoient a cheval, jambe de-ca, jambe de la, comme des hommes, et plusieurs avoient de superbes selles.

En ayant et a la tete de la troupe marchoient treize ou quatorze cavaliers et deux menestrels, egalement a cheval, ainsi que quelques autres musiciens qui portoient une trompette, un tres-grand tambour et environ huit paires de timbales. Tout cela faisoit un bruit affreux. Apres les musiciens venoit le present, et apres le present, les dames.

Ce present consistoit en soixante-dix grands plateaux d'etain charges de differentes sortes de confitures et de compotes, et vingt-huit autres dont chacun portoit un mouton ecorche. Les moutons etoient peints en blanc et en rouge, et tous avoient un anneau d'argent suspendu au nez et deux autres aux oreilles.

J'eus occasian de voir aussi dans Andrinople des chaines de chretiens qu'on amenoit vendre. Ils demandoient l'aumone dans les rues. Mais le coeur saigne quand on songe a tout ce qu'ils souffrent de maux.

Nous quittames la ville le 12 de Mars, sous la conduite d'un esclave que le seigneur avoit donne a l'ambassadeur pour l'accompagner. Cet homme nous fut en route d'une grande utilite, surtout pour les logemens; car par-tout ou il demandoit quelque chose pour nous, a l'instant on s'empressoit de nous l'accorder.

Notre premiere journee fut a travers un beau pays, en remontant le long de la Marisce, que nous passames a un bac. La seconde, quoiqu'avec bons chemins, fut employee a traverser des bois. Enfin nous entrames dans le pays de Macedoine. La je trouvai une grande plaine entre deux montagnes, laquelle peut bien avoir quarante milles de large, et qui est arrosee par la Marisce. J'y rencontrai quinze hommes et dix femmes enchaines par le cou. C'etoient des habitans du royaume de Bosnie que des Turcs venoient d'enlever dans une course qu'ils avoient faite. Deux d'entre eux les menoient vendre dans Andrinople.

Peu apres j'arrivai a Pheropoly, [Footnote: C'est une erreur de copiste: lui-meme, quelques lignes plus bas, a ecrit l'helippopoly, et en effet c'est de Philippopoli qu'il est mention.] capitale de la Macedoine, et batie par le roi Philippe. Elle est sur la Marisce, dans une grande plaine et un excellent pays, ou l'on trouve toutes sortes de vivres et a bon compte. Ce fut jadis une ville considerable, et elle l'est encore. Elle renferme trois montagnes, dont deux sont a une extremite vers le midi, et l'autre au centre. Sur celle-ci etoit construit un grand chateau en forme de croissant allonge; mais il a ete detruit. On me montra l'emplacement du palais du roi Philippe, qu'on a de meme demoli, et dont les murs subsistent encore. Philippopoli est peuplee en grande partie de Bulgares qui tiennent la loi Gregoise (qui suivent la religion Grecque).

Pour en sortir je passai la Marisce sur un pont, et chevauchai pendant une journee toute entiere a travers cette plaine dont j'ai parle; elle aboutit a une montagne longue de seize a vingt milles, et couverte de bois. Ce lieu etoit autrefois infeste de voleurs, et tres-dangereux a passer. Le Turc a ordonne que quiconque y habiteroit fut Franc, et en consequence il s'y est eleve deux villages peuples de Bulgares, et dont l'un est sur les confins de Bulgarie et de Macedoine. Je passai la nuit dans le premier.

Apres avoir traverse la montagne, on trouve une plaine de six milles de long sur deux de large; puis une foret qui peut bien en avoir seize de longueur; puis une autre grande plaine totalement close de montagnes, bien peuplee de Bulgares, et ou l'on a une riviere a traverser. Enfin j'arrivai en trois jours a une ville nommee Sophie, qui fut autrefois tres-considerable, ainsi qu'on le voit par les debris de ses murs rases jusqu'a terre, et qui aujourd'hui encore est la meilleure de la Bulgarie. Elle a un petit chateau, et se trouve assez pres d'une montagne au midi, mais situee au commencement d'une grande plaine d'environ soixante milles de long sur dix de large. Ses habitans sont pour la plupart des Bulgares, et il en est de meme des villages. Les Turcs n'y forment que le tres-petit nombre; ce qui donne aux autres un grand desir de se tirer de servitude, s'ils pouvoient trouver qui les aidat.

J'y vis arriver des Turcs qui venoient de faire une course en Hongrie. Un Genois qui se trouvoit dans la ville, et qu'on nomme Nicolas Ciba, me raconta qu'il avoit vu revenir egalement ceux qui repasserent le Danube, et que sur dix il n'y en avoit pas un qui eut a la fois un arc et une epee. Pour moi, je dirai que parmi ceux-ci j'en trouvai beaucoup plus n'ayant ou qu'un arc ou qu'une epee seulement, que de ceux qui eussent les deux armes ensemble. Les mieux fournis portoient une petite targe (bouclier) en bois. En verite, c'est pour la chretiente une grande honte, il faut en convenir, qu'elle se laisse subjuguer par de telles gens. Ils sont bien au-dessous de ce qu'on les croit.

En sortant de Sophie je traversai pendant cinquante milles cette plaine dont j'ai fait mention. Le pays est bien peuple, et les habitans sont des Bulgares de religion Grecque. J'eus ensuite un pays de montagnes, qui cependant est assez bon pour le cheval; puis je trouvai en plaine une tres-petite ville nommee Pirotte, situee sur la Nissave. Elle n'est point fermee; mais elle a un petit chateau qui, d'une part est defendu par la riviere, et de l'autre par un marais. Au nord est une montagne. Il n'y a d'habitans que quelques Turcs.

Au-dela de Pirotte on retrouve un pays montagneux; apres quoi l'on revient sur ses pas pour se rapprocher de la Nissave, qui traverse une belle vallee entre deux assez hautes montagnes. Au pied d'une des deux etoit la ville d'Ysvouriere, aujourd'hui totalement detruite, ainsi que ses murs. On cotoie ensuite la riviere, en suivant la vallee; on trouve une autre montagne dont le passage est difficile, quoiqu'il y passe chars et charrettes. Enfin on arrive dans une vallee agreable qu'arrose encore la Nissave; et apres avoir traverse la riviere sur un pont, on entre dans Nisce (Nissa).

Cette ville, qui avoit un beau chateau, appertenoit au despote de Servie. Le Turc l'a prise de force il y a cinq ans, et il l'a entierement detruite; elle est dans un canton charmant qui produit beaucoup de riz. Je continuai par-dela Nissa de cotoyer la riviere; et le pays, toujours egalement beau, est bien garni de villages. Enfin je la passai a un bac, ou je l'abandonnai. Alors commencerent des montagnes. J'eus a traverser une longue foret fangeuse, et, apres dix journees de marche depuis Andrinople, j'arrivai a Corsebech, petite ville a un mille de la Morane (Morave.)

La Morave est une grosse riviere qui vient de Bosnie. Elle, separe la Bulgarie d'avec la Rascie ou Servie, province qui porte egalement ces deux noms, et que le Turc a conquise depuis six ans.

Pour Corsebech, il avoit un petit chateau qu'on a detruit. Il a encore une double enceinte de murs; mais on en a demoli la partie superieure jusqu'au-dessous des creneaux.

J'y trouvai Cenamin-Bay, capitaine (commandant) de ce vaste pays frontiere, qui s'etend depuis la Valaquie jusqu'en Esclavonie. Il passe dans la ville une partie de l'annee. On m'a dit qu'il etoit ne Grec, qu'il ne boit point de vin, comme les autres Turcs, et que c'est un homme sage et vaillant, qui s'est fait craindre et obeir. Le Turc lui a confie le commandement de cette contree, et il en possede en seigneurie la plus grande partie. Il ne laisse passer la riviere qu'a ceux qu'il connoit, a moins qu'ils ne soient porteurs d'une lettre du maitre, ou, en son absence, du seigneur de la Grece.

Nous vimes la une belle personne, genti-femme du royaume de Hongrie, dont la situation nous inspira bien de la pitie. Un renegat Hongrois, homme du plus bas etat, l'avoit enlevee dans une course, et il en usoit comme de sa femme. Quand elle nous apercut elle fondit en larmes; car elle n'avoit pas encore renonce a sa religion.

Au sortir de Corsebech, je traversai la Morave a un bac, et j'entrai sur les terres du despote de Rassie ou de Servie, pays beau et peuple. Ce qui est en-deca de la riviere lui appartient, ce qui se trouve au-dela est au Turc; mais le despote lui paie annuellement cinquante mille ducats de tribut.

Celui-ci possede sur la riviere et aux confins communs de Bulgarie, d'Esclavonie, d'Albanie et de Bosnie, une ville nommee Nyeuberge, qui a une mine portant or et argent tout a la fois. Chaque annee elle lui donne plus de deux cent mille ducats, m'ont dit gens qui sont bien instruits: sans cela il ne seroit pas longtemps a etre chasse de son pays.

Sur ma route je passai pres du chateau d'Escalache, qui lui appartenoit. C'etoit une forte place, sur la pointe d'une montagne au pied de laquelle la Nissane se jette dans la Morave. On y voit encore une partie des murs avec une tour en forme de donjon; mais c'est tout ce qui en reste.

A cette embouchure des deux rivieres le Turc tient habituellement quatre-vingts ou cent fustes, galiottes et gripperies, pour passer, en temps de guerre, sa cavalerie et son armee. Je n'ai pu les voir, parce qu'on ne permet point aux chretiens d'en approcher; mais un homme digne de foi m'a dit qu'il y a toujours, pour les garder, un corps de trois cents hommes, et que ce corps est renouvele de deux en deux mois.

D'Escalache au Danube il y a bien cent milles, et neanmoins, dans toute la longueur de cet espace, il n'existe d'autre forteresse ou lieu de quelque defense qu'un village et une maison que Cenaym-Bay a fait construire sur le penchant d'une montagne, avec une mosquee.

Je suivis le cours de la Morave; et, a l'exception d'un passage tres-boueux qui dure pres d'un mille, et que forme le resserrement de la riviere par une montagne, j'eus beau chemin et pays agreable et bien peuple. Il n'en fut pas de meme a la seconde journee: j'eus des bois, des montagnes, beaucoup de fange; neanmoins le pays continua d'etre aussi beau que peut l'etre un pays de montagnes. Il est bien garni de villages, et par tout on y trouve tout ce dont on a besoin.

Depuis que nous avions mis le pied en Macedoine, en Bulgarie et en Rassie, sans cesse sur notre passage j'avois trouve que le Turc faisoit crier son ost, c'est-a-dire qu'il faisoit annoncer que quiconque est tenu de se rendre a l'armee, se tint pret a marcher. On nous dit que ceux qui, pour satisfaire a ce devoir, nourrissent un cheval sont exempts du comarch; que ceux des chretiens qui veulent etre dispenses de service paient cinquante aspres par tete, et que d'autres y marchent forces; mais qu'on les prend pour augmenter le nombre.

L'on me dit aussi, a la cour du despote, que le Turc a partage entre trois capitaines la garde et defense de ces provinces frontieres. L'un, nomme Dysem-Bay, a depuis les confins de la Valaquie jusqu'a la mer Noire; Cenaym-Bay, depuis la Valaquie jusqu'aux confins de Bosnie; et Ysaac-Bay, depuis ces confins jusqu'a l'Esclavonie, c'est-a-dire tout ce qui est par dela la Morave.

Pour reprendre le recit de ma route, je dirai que je vins a une ville, ou plutot a une maison de campagne nommee Nichodem. C'est la que le despote, a fixe son sejour, parce que le terroir en est bon, et qu'il y trouve bois, rivieres et tout ce qu'il lui faut pour les plaisirs de la chasse et du vol, qu'il aime beaucoup.

Il etoit aux champs et alloit voler sur la riviere, accompagne d'une cinquantaine de chevaux, de trois de ses enfans et d'un Turc qui, de la part du maitre, etoit venu le sommer d'envoyer a l'armee un de ses fils avec son contingent. Independamment du tribut qu'il paie, c'est-la une des conditions qui lui sont imposees. Toutes les fois que le seigneur lui fait passer ses ordres, il est oblige de lui envoyer mille ou huit cents chevaux sous le commandement de son second fils.

Il a donne a ce maitre une de ses filles en mariage, et cependant il n'y a point de jour qu'il ne craigne de se voir enlever par lui ses Etats; j'ai meme entendu dire qu'on en avoit voulu inspirer de l'envie a celui-ci, et qu'il avoit repondu: "J'en tire plus que si je les possedois. Dans ce cas je serois oblige de les donner a l'un de mes esclaves, et je n'en aurois rien."

Les troupes qu'il levoit etoient destinees contre l'Albanie, disoit-on. Deja il en avoit fait passer dans ce pays dix mille; et voila pourquoi il avoit pres de lui si peu de monde a Lessere quand je l'y vis: mais cette premiere armee avoit ete detruite. [Footnote: C'est en effet dans cette meme annee 1433 que le celebre Scanderberg, apres etre rentre par ruse en possession de l'Albanie, dont ses ancetres etoient souverains, commenca contre Amurath cette guerre savante qui le couvrit de gloire et qui ternit les dernieres annees du sultan.]

Le seigneur despote est un grand et bel homme de cinquante-huit a soixante ans; il a cinq enfans, trois garcons et deux filles. Des garcons, l'un a vingt ans, l'autre quatorze, et tous trois sont, comme leurs pere, d'un exterieur tres-agreable. Quant aux filles, l'une est mariee au Turc, l'autre au comte de Seil; mais je ne les ai point vues, et ne puis rien en dire. [Footnote: Le despote dont il s'agit se nommoit George Brancovitz ou Wikovitz. On trouve dans Ducange (Familiae Bisant p. 336) quelques details sur lui et sa famille.]

Lorsque nous le rencontrames aux champs, ainsi que je l'ai dit, l'ambassadeur et moi nous lui primes la main et je la lui baisai, parce que tel est l'usage. Le lendemain nous allames le saluer chez lui. Sa cour, assez nombreuse, etoit composee de tres-beaux hommes qui portent longs cheveux et longue barbe, vu qu'ils sont de la religion Grecque. Il y avoit dans la ville un eveque et un maitre (docteur) en theologie, qui se rendoient a Constantinople, et qui etoient envoyes en ambassade vers l'empereur par le saint concile de Bale. [Footnote: Ce saint concile, qui finit par citer a son tribunal et deposer le pape, tandis que le pape lui ordonnit de se dissoudre et en convoquoit un autre a Ferrare, puis a Florence, avoit entrepris de reunir l'eglise Grecque a la Latine; et c'est dans ce dessein qu'il deputoit vers l'empereur. Celui-ci se rendit effectivement en Italie, et il signa dans Florence cette reunion politique et simulee dont il a ete parle plus haut.]

De Coursebech j'avois mis deux jours pour venir a Nicodem; de Nicodem a Belgrado j'en mis un demi. Ce ne sont jusqu'a cette derniere ville que grands bois, montagnes et vallees; mais ces valees foisonnent de villages dans lesquels on trouve beaucoup de vivres, et specialement de bons vins.

Belgrade est en Rascie, et elle appartenoit au despote, mais depuis quatre ans il l'a cedee au roi de Hongrie, parce qu'on a craint qu'il ne la laissat prendre au Turc, comme il a laisse prendre Coulumbach. Cette perte fut un grand malheur pour la chretiente. L'autre en seroit un plus grand encore, parce que la place est plus forte, et qu'elle peut loger jusqu'a cinq a six mille chevaux. [Footnote: On sera etonne de voir l'auteur, en parlant de la garnison d'une place de guerre, ne faire mention que de chevaux. Ci-dessus, lorsqu'il a specifie le contingent que le despote etoit oblige de fournir a l'armee Turque, il n'a parle que de chevaux. Sans cesse il parle de chevaux. C'est qu'alors en Europe on ne faisoit cas que de la gendarmerie, et que l'infanterie ou pietaille, presque toujours mal composee et mal armee, etoit comptee pour tres-peu.]

Le long de ses murs, d'un cote, coule une grosse riviere qui vient de Bosnie, et qu'on nomme la Sanne; de l'autre elle a un chateau pres ququel [sic—KTH] passe le Danube, et la, dans ce Danube; se jette la Sanne. C'est sur la pointe formee par les deux rivieres qu'est batie la ville.

Dans le pourtour de son enceinte son terrain a une certaine hauteur, excepte du cote de terre, ou il est tellement uni qu'on peut par la venir de plain pied jusqu'au bord du fosse. De ce cote encore, il y a un village qui, s'etendant depuis la Sanne jusqu'au Danube, enveloppe la ville a la distance, d'un trait d'arc.

Ce village est habite par des Rasciens. Le jour de Paques, j'y entendis la messe en langue Sclavonne. Il est dans l'obedience de l'eglise Romaine, et leurs ceremonies ne different en rien des notres.

La place, forte par sa situation et par ses fosses, tous en glacis, a une enceinte de doubles murs bien entretenus, et qui suivent tres-exactement les contours du terrain. Elle est composee de cinq forteresses, dont trois sur le terrain eleve dont je viens de parler, et deux sur la riviere. De ces deux-ci, l'une est fortifiee contre l'autre; mais toutes deux sont commandees par les trois premieres.

Il y a aussi un petit port qui peut contenir quinze a vingt galeres, et qui est defendu par une tour construite a chacune de ses extremites. On le ferme avec une chaine qui va d'une tour a l'autre. Au moins c'est ce qu'on m'a dit; car les deux rives sont si eloignees que moi je n'ai pu la voir.

Je vis sur la Sanne six galeres et cinq galiottes. Elles etoient pres l'une des cinq forteresses, la moins forte de toutes. Dans cette forteresse sont beaucoup de Rasciens; mais on ne leur permet point d'entrer dans les quatre autres.

Toutes cinq sont bien garnies d'artillerie. J'y ai remarque sur-tout trois bombardes de metail (canons de bronze) dont deux etoient de deux pieces, [Footnote: La remarque que l'auteur fait ici sur ces trois canons sembleroit annoncer que ceux de bronze etoient rares encore, et qu'on les regardoit comme une sorte de merveille. Louis XI en fit fondre une douzaine, auxquels il donna le nom des douze pairs. (Daniel, Mil. Franc, t. I, p. 825.)] et l'une d'une telle grosseur que jamais je n'en ai vu de pareille: elle avoit quarante-deux pouces de large dedans ou la pierre entre (sa bouche avoit quarante-deux pouces de diametre); mais elle me parut courte pour sa grosseur. [Footnote: La mode alors etoit de faire des pieces d'artillerie d'une grosseur enorme. Peu de temps apres l'epoque ou ecrivoit notre auteur, Mahomet II, assiegeant Constantinople, en employa qui avoient ete fondues sur les lieux, et qui portoient, dit on, deux cents livres de balle. La Chronique Scandaleuse et Monstrelet parlent d'une sorte d'obus que Louis XI fit fondre a Tours, puis conduire a Paris, et qui portoit des balles de cinq cents livres. En 1717, le prince Eugene, apres sa victoire sur les Turcs, trouva dans Belgrade un canon long de pres de vingt-cinq pieds, qui tiroit des boulets de cent dix livres, et dont la charge etoit de cinquante-deux livres de poudre (Ibid p. 323.) C'etoit encore un usage ordinaire de faire les boulets en gres ou en pierre, arrondis et tailles de calibre pour la piece. Et voila pourquoi la Brocquiere, parlant de l'embouchure du canon, emploie cette expression, "dedens ou LA PIERRE entre."]

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